Le restant

Lorsqu’on entre en maison de retraite (aujourd’hui appelé EHPAD), on est confronté à un choix matériel, on doit garder l’essentiel car bien souvent, le nouvel espace à investir est plus petit que la maison connue depuis de longues années. Puis, une fois cette étape franchie, cette résidence devient l’objet d’une appropriation neuve, on décore, on y amène d’autres choses. Cette série s’intéresse précisément à ces objets qui peuplent le quotidien et à ce qu’il reste à la fin de la vie. Ce travail s’est déroulé dans une maison de retraite du Sud-Ouest de la France où plusieurs personnes m’ont autorisée à rentrer dans leur intimité. Le regardeur s’approprie ces objets, vêtements, plantes, indices corporels en les rattachant à son propre vécu. Plusieurs entretiens ont été réalisés avec les participants de ce projet. Ils abordent leur rapport à la maison de retraite, ou nous parlent de l’histoire de certains objets qui les entourent au quotidien.

 Marcelle C. (extrait)
 Claudette B. (extrait)

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RENCONTRES et TRANSCRIPTIONS

Je ne suis pas difficile. La nourriture ici est bonne. L’assiette accrochée au mur me plaît beaucoup mais l’objet que je préfère le plus est mon chapelet. Avant, j’allais à la messe mais je n’y vais plus car les gens du foyer se moquent de moi. Je suis pratiquante et ça me manque. J’avais un crucifix avant de déménager ici. Qu’en-ont fait mes enfants?
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J’ai beaucoup de photographies. J’aime les peluches. J’ai un nounours rouge à moi.
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Tout est vieux ici ! Il n’y a pas grand-chose de neuf. Je souhaiterai partir et aller vivre ailleurs. Un petit studio avec des plaques électriques. Si je suis venue ici c’est parce que j’ai eu des escarres. J’avais ça à l’époque et je suis restée six mois à la maison, j’étais trop fatiguée, j’ai envie de reprendre ma liberté maintenant que ça va mieux mais c’est compliqué.
Le manger c’est nul. Il y a des jours c’est bon et d’autres c’est une catastrophe. Aujourd’hui ce sera bien et ce soir ça se trouve ce sera moche. Avec monsieur H. on se faisait parfois des petites bouffes. On achetait des côtes de moutons ou un bon steak chez le boucher mais maintenant c’est fini ça. Ya des gens qui achètent des choses en plus pour le repas. Ils se font des tartines de foie gras avec un petit verre de vin pour le goûter. Moi, le midi, je coupe la viande de certains résidents parce qu’ils ne peuvent pas le faire. Ils ont des problèmes de santé aux mains et aux dents.
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On peut faire de la gym douce ici. On reste assis sur une chaise mais j’ai reçu un ballon dans le visage un jour, alors j’ai arrêté.
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Je participe au loto, aux jeux de mots mais ça manque de choses distrayantes. Autrefois, il y avait des bals.
Je me suis fait avoir avec la clim’ et maintenant, j’ai mal à la gorge. Je ne sors pas en ce moment, il fait trop chaud. J’aime mieux rester tranquille. Ça serait un peu couvert ça irait mais là, c’est la canicule. Je laisse la porte ouverte à cause de la chaleur pour que ça circule.
Il faut que j’achète une nouvelle nappe, elle est toute fatiguée, que je la jette à la poubelle.
L’armoire de ma chambre était à un homme qui avait un cancer. Je l’ai récupérée après son décès. Il n’a pas supporté, il s’est pendu. Ce sont deux aides-soignantes qui l’ont trouvé. Il faut du courage pour faire ça. Il ne voulait pas finir en fauteuil. Ici, il y a pas mal qui ont des maladies.
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C’est ma famille qui a voulu que je parte en maison de retraite.
Les objets qui sont chez moi je les ais achetés au minimum pour ne pas embarrasser, il faut aller au minimum pour se débrouiller comme on peut. Je suis allée chez le marchand de meuble pour acheter la commode et le lit.
Ce que j’ai amené de mon ancienne maison : un petit buffet et le frigo.
J’ai acheté ce fauteuil qui s’allonge avec un mécanisme.
J’ai pas mal de photographies, c’est ma petit fille sur cette photo, l’assiette et la pendule m’ont été offertes pour mon anniversaire. J’aime tous ces objets parce que ce sont des gens braves qui m’aiment qui me les ont offerts.
Je ne peux plus marcher, je ne sors plus. Mais ma fille et mes nièces viennent me chercher de temps en temps. J’ai eu de la visite, c’est incroyable. Certains sont jaloux parce qu’ils n’en ont pas autant alors ils me disent d’arrêter de me plaindre.
Je pleure. C’est plus fort que moi. Une femme m’a dit que j’allais me tuer à pleurer. Mais la vie que j’ai eue me fait pleurer. Malgré tout, je pense que j’ai eu une belle vie car mon deuxième mari m’a relevée. Ses enfants, je les ais aimés. Mais la peine des épreuves traversées revient.
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Une fois j’ai croisé une dame qui était nouvelle à la maison de retraite. Elle était toute seule. Elle m’a regardée et m’a demandée de venir la voir parce qu’elle me disait en gémissant : « Je suis toute seule, je suis toute seule. »
Je vais la voir le lendemain. Elle me sourit. Elle me demande à boire, je lui donne un verre et elle me tend la main. Et là, elle est partie. Dans mes bras.
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Je suis née le 17 janvier 1944 à Écoyeux en Charente-Maritime. L’enfance, ça a été.
Ça fait 5 ans que je suis en maison de retraite. C’est très bien ici. Je lis beaucoup, je sais tricoter, je fais de la couture. Je fais de la gouache, des tableaux, toujours. J’apprends à utiliser mon téléphone. J’ai donné beaucoup d’objets parce que ça m’intéressait plus de les avoir.
Depuis que je suis ici, j’ai rencontré des personnes âgées qui sont très gentilles. Je les aide à faire des choses. Je les surveille. Je me déplace avec ma canne pour voir les autres, pour prévenir. Pour qu’elles ne tombent pas. J’appelle quelqu’un quand il faut les aider. Il y a beaucoup de personnes âgées qui tombent.
Je ne regarde pas trop la télévision. Je n’aime pas certaines choses qui nous fatiguent.
La nourriture des fois ça va, d’autres fois non.
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Ça va. J’ai eu un panaris, il y a une semaine et c’est guéri. Ils ont percé deux fois. Une petite infirmière espagnole et une italienne, gentilles. Ça s’est bien passé. Fallait pas que ce soit mouillé, c’était un pansement spécial plastifié. Vous savez, il y a de nouveaux infirmiers.
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Oui, je suis bien là-dedans. J’étais tout seul, j’avais perdu ma femme, la maison était trop grande et je m’ennuyais. De mon ancienne maison, j’ai conservé le buffet et le lit. C’est tout.
Je n’ai pas de maladie, pas de médicament, je suis heureux. Le médecin m’a dit que j’étais en forme. Il n’y a pas de raison de se plaindre!
Les gens sont gentils et j’ai des amis. Tout le monde m’aime bien ici. La nourriture est bonne. J’ai ma retraite. Tout ce que j’ai travaillé.
Je regarde la télé de temps en temps. J’ai fait du vélo ce matin.
Je fais mon jardin, je fais des dessins, des maquettes. Je m’occupe, je fais des travaux à droite à gauche. Je ne peux pas faire de grands objets ici. Je découpe mes dessins avec une scie.
C’est bien fait, vous pouvez y aller, c’est solide ! Voilà, c’est ce que je bricole. Ça passe le temps. J’ai de quoi faire. Je coupe d’abord et après je peins. Il y en a qui le ferait pas. Je fais de tête sans modèle. Pareil pour les maquettes, je les fais de tête. Je fais de tête en une journée à peu près. Si je pouvais les vendre, je les vendrais. Je ne sais pas combien ça couterait…
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Quand je vois le gâchis, ce qu’ils jettent à la cantine, c’est scandaleux. J’aime bien ma chambre et la vue sur les arbres dans le parc. Je fais toutes les activités, de la gymnastique, des jeux de mémoire. J’interviens au pôle pour les patients atteints d’Alzheimer. Ça s’appelle Le Cantou. En charentais, c’est le coin où l’on mettait les grands-parents dans la maison.
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J’ai eu une décalcification de la colonne vertébrale et figurez-vous que je suis restée allongée sur le ventre pendant un an. Il y a un an environ, on m’a de nouveau allongée sur une planche, j’ai failli hurler. Vous vous rendez compte j’avais 12 ans la première fois et maintenant j’en ai 87. Alors ce n’est pas d’hier ! Cette maladie m’a empêchée de faire ce que je voulais faire comme travail car aller dans le désert et ramper pour chercher des fossiles et tout le saint-frusquin je ne pouvais pas. Voilà. Autrement, bon, j’ai fait des études.
Ici honnêtement, ça vient peut-être de moi. Tisser des relations amicales, c’est difficile. C’est peut-être moi qui ne plais pas. Je parle avec quelques-uns. Certains des gens sont charmants et d’autres, pas du tout. Il y a peut-être un manque d’éducation de la part de certains. Je vis ici, j’accepte, amen.
Heureusement que j’ai mes objets avec moi. C’était la seule condition pour accepter de venir ici. Être chez moi avec mes affaires. Mon objet préféré est la photographie de mon mari qui adorait faire des mots croisés. J’ai retrouvé des mots croisés de lui l’autre jour et je n’y arrive pas. Il était fort! Donc, j’ai mes cailloux et la photo de mon mari.
Je l’ai rencontré après la guerre. Nous faisions partie des auberges de jeunesse avec mon frère. Je savais qu’il existait mais je ne le connaissais pas ; il est reparti en Angleterre parce qu’il était dans l’aviation. Puis quand il est revenu on est sorti ensemble et puis on s’est plu.
Il a été fait prisonnier en Espagne pendant la guerre. Les jeunes gens de 20 ans étaient envoyés en Allemagne pour les faire travailler. Et donc il est parti, il était obligé d’y aller, les gendarmes sont venus le chercher. En Alsace, dans une caserne, on a commencé à leur faire des piqures à droite, des piqûres à gauche. A côté de lui, il y avait un jeune homme, un suisse, je ne sais pas pourquoi il était là mais il était suisse. Et il commençait à s’inquiéter sérieusement de toutes ces piqûres
qu’on leur faisait. A ce moment-là, mon mari dit : « moi ça me semble moche ce truc-là, je fous le camp. Donc comme on n’est pas loin de la Suisse, on peut se cacher ensuite. » Donc ils se sont enfuis et ont rejoint l’Italie. Puis, ils sont retournés au Pays Basque. Parce que mon mari savait où aller pour se cacher. Et c’est ce qu’ils ont fait ! Mais ils se sont fait piqués et sont allés en Prison. Un beau jour, ils ont vu des officiers anglais, qui ont demandé à voir les français. Ils étaient nombreux en prison à avoir fui le S.T.O et l’occupation. Ils leur ont proposé d’aller faire la guerre au Maroc, mon mari étant dans l’aviation a dit qu’il voulait en faire partie. Alors, il est parti avec le petit suisse qui le suivait toujours. Il est mort celui-ci mais bon passons. Des docteurs les ont examinés là-bas et ils ont demandé quelles étaient toutes ces piqûres. Il voulait savoir quel type de maladie on lui avait flanqué. Le médecin répondit : « On ne vous a pas donné de maladie monsieur, on vous a stérilisé. » C’est pourquoi nous n’avons pas eu d’enfant. C’est avéré. Ils stérilisaient en Allemagne parce qu’ils ne voulaient pas que des cochons de français fassent des bâtards à leurs filles. Ce qui aurait été possible. Un contact avec une allemande et hop ! C’est la vie. Ah oui! Si mon mari avait été en Allemagne, il n’aurait pas pu faire d’enfant avec une allemande. C’est toute une histoire ! C’est un fait de guerre.
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Le service militaire était obligatoire. Je suis resté cinq ans au Maroc, ça m’a plu et j’ai vu pas mal de choses. Des Fatimas, c’est ce qui m’a le plus marqué, les femmes voilées.
Je n’y suis jamais retourné. Je n’avais pas les moyens d’y aller. J’y suis allée quand il y a eu des mauvais coups. A l’époque c’était plutôt brutal. Ça n’allait pas tellement bien.
Je suis allé en Algérie, j’étais militaire. Vous savez la vie est dure pour tout le monde. En plus, j’ai une mémoire un peu courte. J’ai été marié et divorcé mais je n’ai pas eu d’enfant. Mon ex-femme est décédée. Elle a eu des problèmes physiques. Elle a été plutôt malade. Je ne me suis pas remarié.
C’est le destin. Ma femme je devais la rencontrer mais je ne sais plus où. J’ai la mémoire qui flanche, je ne me rappelle plus trop.
Ce matin, je ne me suis pas rasé, je n’ai pas une peau douce aujourd’hui. Je me rase pratiquement tous les jours mais ce matin, il y avait du brouillard dans mes idées, disons que je perds la mémoire.
Disons que j’aime beaucoup la guitare mais comme je ne sais pas en jouer ce n’est pas la peine de perdre mon temps avec ça, c’est tout.
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Personne ne me dit rien ici. J’ai eu des amis, oui. Depuis que je suis là, il y a eu cinq-six morts. Je n’aime pas rester à ne rien faire. Je m’occupe des fois. Parfois il n’y a rien à faire. Il y en a qui se plaignent.
Deux jours sur sept, la nourriture est mauvaise. Je ne peux pas manger. Quand on est malade, on nous garde au lit avec le plateau. J’ai cinq enfants qui ne viennent pas vraiment me rendre visite, je vais chez eux. J’ai aussi cinq petits-enfants. Je n’ai pas gardé de photos, j’ai ramené la sculpture fer à cheval de mon ancienne maison.
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Je ne fais pas grand-chose. Je ferme mon lit, je fais le ménage. Ah oui je regarde la télévision. Les conneries d’Hollande. J’avais voté pour lui il faut qu’il s’en aille. C’est étonnant qu’il ne se fasse pas tirer dans les pattes. Je joue aux jeux de dames.
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Je regarde les feuilletons à la télévision. Je me lève à sept heures, regarde William Lémergie sur la deux puis Sophie Davant ou parfois « Les Maternelles » sur la cinquième chaine. Je descends au salon vers onze heures et trente minutes et lit le Sud-Ouest. Après le déjeuner, je regarde les infos. J’aime m’intéresser à tout. Après, je me branche sur Les Feux de l’Amour. Des fois, je m’endors.
J’écoute de la musique, de vieilles chansons ou je lave mon linge. Parfois, ma famille vient me chercher par surprise.
Au salon, on joue à la belote. Je n’aime pas la chorale du foyer, elles chantent toutes faux, elles ne s’entendent pas. La voisine de la chambre d’à côté a Alzheimer. Elle m’a foutue la trouille parce qu’elle tapait au mur un soir.
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Je suis venu trop tôt au foyer. J’ai regretté. Je suis très isolée, je ne participe pas beaucoup à leurs petits trucs. Je me lève à sept heures. Je prends mon médicament. Parfois, je me rendors jusqu’à huit heures. Je lis, je lis, je lis.
L’été, je vais faire de la marche. L’après-midi, je fais la sieste. Puis, je lis.
Je ne regarde la télévision que le soir jusqu’à minuit. J’ai pris pour principe de ne pas m’abrutir devant la télé.
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Mon métier était dessinatrice en architecture pour la SNCF, j’ai dessiné des gares, des postes de signalisation des ateliers. Des maisons de gardes, des immeubles des dépôts.
J’ai bien aimé mon métier. Au départ, je n’étais pas formé pour, j’ai dû prendre des cours du soir. J’étais la seule fille! Les chefs d’études ne s’occupaient que des garçons et moi on me donnait que les travaux moches que les autres ne voulaient pas faire. Parce que j’étais une femme. J’ai été obligé de ne pas dépendre des chefs d’études. Pour apprendre, j’ai suivi des cours du soir de la ville de Paris pour m’aider. Après coup, je suis allée au CNAM et j’ai suivi les cours de Jean Prouvé. J’ai été son élève en cours pratique. C’était un homme très humain et très bon du point de vue de son métier.
Je n’ai rien gardé les dessins appartiennent à la SNCF. Chaque dessin était signé en mon nom. Par exemple j’ai dessiné la nouvelle gare d’Argenteuil. Puis d’autres petites gares. J’ai aimé dessiner la gare d’Argenteuil, celle-ci a été la plus importante, j’avais un chef qui m’a laissé beaucoup de liberté.
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Il y a trois « Marcelle » à la maison de retraite. J’avais des camarades d’école qui portaient aussi ce prénom.
Je suis née en 1922 à Saintes. Je suis passionnée par la région. Je me suis fait plusieurs fractures, voilà pourquoi je suis là comme de nombreuses personnes. Quand mon mari est décédé, j’ai eu un accident
en me fracturant le fémur, le bassin et l’épaule. J’ai eu énormément de fractures au cours de ma vie car j’ai les os fragiles. J’avais 10 ans quand j’ai commencé à me blesser. Les poignets, le bras car le calcium ne se fixe pas. Je fais attention.
J’étais à l’école avec Marcelle G. qui habite ici, quand je suis arrivée, on s’est reconnu aussitôt. Nous sommes nées en Septembre 1922, moi le 27 et elle le 11.
Je déteste les disputes. Il y a des frottements un peu forts. Ça dépend des caractères, certains râlent d’un rien d’autres ne disent rien. Quand les gens ne sont pas contents ils se plaignent toujours. J’aimerai surtout qu’il y ait une meilleure entente entre les gens.
Il y a quelques résidents qui sont morts pendant les fêtes de Noël. Au moment des fêtes les gens partent ; Au début de l’automne, yen a eu pas mal et puis vers le printemps ça commence. Je les marque dans un carnet depuis trois ans. Ça dépend des années, parfois il y en a six et puis d’autres douze ou treize. Mais vous savez, nous sommes des personnes ayant plus de quatre-vingt ans ici. Peu sont en dessous. Je pense que si on doit mourir, on doit avoir peur sur le moment. Mais sinon je n’y pense pas.
Pour moi ça se passe très bien. Vous savez, ce qu’il y a c’est qu’il ne faut pas s’arrêter. Quand on arrive en maison de retraite, moi je vois des gens qui sont biens. Mais qui ont baissé les bras quand ils sont arrivés là. Je pense à une dame qui ne sort plus de son fauteuil, une ancienne institutrice. Il y a une autre dame qui ne parle pas beaucoup enfoncé dans son fauteuil et parfois appelle fort sa maman.
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J’ai eu plusieurs amoureux mais ça ne s’est jamais fini par un mariage. Aujourd’hui ça se passe très bien ici. Les gens sont gentils dans l’ensemble. Il faut s’adapter, on change, certains deviennent sourds, d’autres ne voient plus. Ils prennent un mauvais caractère. Je fais attention avec certains.
Moi, à mon âge, je suis très heureuse d’avoir toute ma tête. J’ai un stimulateur cardiaque depuis dix ans.
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Je dois vous raconter l’histoire de mon collier. En 1943, un cousin, chauffeur à Tours, reçoit la demande d’un départ pour la ligne de démarcation (frontière entre la zone occupée et la zone libre). Départ tôt le matin de la famille demanderesse. Un homme âgé, une jeune femme et une fillette de 12-13 ans. Voyage sans trop de problème sinon l’angoisse des allemands.
Le lendemain, nettoyage de la voiture et découverte du collier (chaîne, cage, oiseau, petit tube en or avec un papier roulé dedans). Texte en langue étrangère qui se révèle être une lecture juive. Le cousin donne le bijou à ma grand-mère. Je ne sais pas pourquoi. Elle me le donne pour ma confirmation. J’avais 14 ans.
Après la guerre, des recherches ont été faites pour retrouver la famille mais personne ne correspondait à leur description.
Je porte ce collier depuis 73 ans, il ne m’a jamais quittée. J’ai le sentiment qu’il m’aide à avoir une bonne vie.
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J’ai reçu une médaille mais je l’ai perdue ; j’ai été à Hambourg, Rotterdam, Göteborg, Ajaccio, Marseille, Toulon, Villefranche-sur-mer, Saint-Tropez, Arcachon, Nour au Maroc. J’allais travailler sur les cargos et à Oran qui était mon port d’attache.
J’étais torpilleur.
À Hambourg, l’escorteur rapide l’Alsacien a jeté l’ancre à côté d’un destroyer de la marine allemande. J’ai été dans le quartier Sankt Pauli où les prostituées étaient en vitrines non loin d’un poste de la Polizei. Dans une boîte munie d’un téléphone sur chaque table, les femmes se battaient dans de la boue. Dans une brasserie, j’ai rapporté une chope pour boire de la bière que j’ai donnée à ma sœur Jacqueline.
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Je suis née en 1932 à la maternité de Saintes et je suis partie à 18 ans au Sénégal. Mon père a été nommé comme professeur de dessin là-bas. Cela ne lui a pas plu, il était assez raciste et n’aimait pas vraiment ses élèves. Alors que moi j’ai beaucoup aimé, j’y suis resté 20 ans. J’étais amie avec Awa, la bonne de mes parents. Elle m’a appris quelques mots de wolof. J’ai rencontré mon mari au Sénégal dans un restaurant. Nous mangions seuls tous les midis au même endroit. Un jour, il m’a proposée de manger à sa table. Ce qui est drôle, c’est qu’il était originaire de Saintes comme moi. Je ne sais plus ce que je peux vous raconter sur mon mari parce que voyez-vous, j’oublie…je note tout dans un carnet pour me rappeler.
Je relis un de mes « carnets » écrit en janvier 2012. J’étais encore chez moi, rue des Blanchards mais pour peu de temps, j’allais partir pour ma maison de « long séjour », c’est le nouveau nom donné aux maisons de retraite, mais on ne mentionne pas la date de fin de séjour, par délicatesse, pour ne pas traumatiser celui qui arrive pour un « séjour indéterminé ». Cela me fait penser à une « plaque » vue sur une tombe au cimetière de Chaniers. La personne qui repose dans cette tombe voulait faire économiser de l’argent à celui qui en serait responsable en ne faisant pas figurer sa date de décès. Moi, je laisse la liberté à ma fille de rédiger les quelques mots à faire graver. Peut-être une phrase rappelant que j’aimais la musique ou une « portée » avec quelques mots et une clef de sol. D’avance, je l’en remercie.
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Le matin, je manque vraiment d’énergie. Je n’ai pas eu envie d’allumer ma radio. Je ne m’inquiète pas. Je ne suis pas malade, je n’ai pas de soucis qui me tracassent. Je ne pense à rien, je regarde les nuages, quelques cumulus épars dans un ciel bleu, j’écoute les bruits de la ville qui me parviennent. Il me semble qu’il y a plus de trafic, peut-être est-ce dû à l’heure, il est 11H. Je me trouve tellement bien, allongée sur mon lit. J’aperçois au loin le toit de la cathédrale St Pierre, je m’imagine le marché tout près, les étals du commerce.
Les repas du soir sont à 18 heures. On vient me chercher.
Il est 14h30, on vient de me demander d’aller à un « jeu » à la salle à manger, ça m’ennuie vraiment.
On vient de me dire de descendre pour un « jeu ». Aujourd’hui, je suis fatiguée et je préfère écouter « France musique » dans ma chambre. Après le goûter, j’irai dans le parc.
J’ai regardé la télé tout l’après-midi assise dans un fauteuil, je cherche à me souvenir de ce que j’ai vu, mais je ne me souviens de rien. Je me souviens seulement de Jean D’Ormesson qui a été interviewé, je le revois en train de répondre à Hondelatte mais de quoi a-t’il parlé ? Peut-être un livre qu’il vient d’écrire, donc il fait sa « promo », je vais demander à Marie de se renseigner, et de me l’acheter, s’il s’agit d’un livre très récent. Lorsqu’il est interviewé, c’est vraiment un grand moment de télévision, l’écouter s’exprimer !
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Il y a un visiteur qui vient voir sa femme tous les jours, elle a Alzheimer. Il l’aime toujours. Ces personnes sont enfermées pour qu’elles ne s’échappent pas. Plusieurs d’entre-elles que je connaissais sont mortes.
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